temporalité du rp : mai, 1955
personnages concernés :  @Agnes Trelawney   & Malakai Fletcher
trigger warnings : aucun pour l'instant
intervention autorisée du mj : [ ] oui [X] non
autre(s) : ///

IN FOR THE KILL - 2021-2022

La conscience enlisée dans l’amas de connaissances pesant sur les cuisses, le besoin se faisait toujours plus vorace, toujours plus intense à mesure que les ambres glissaient le long des arabesques délicates. Savoir à portée de main, l’attention si aisément happée, captivée par une faim insatiable d’en savoir encore et toujours plus. Sous la tignasse il pouvait sentir les rhizomes de l’obsession revenir déployer leur emprise. Tentacules silencieuses emprisonnant l’âme pour mieux lui distiller leur agitation délétère. Fascinations se muant en obsessions, passion dévorant progressivement sa sanité, rien ne semblait à même de l’en extraire, de détourner l’attention ou parfois la focaliser efficacement. Intérêts fluctuants, une tâche avortée puis une autre puis une autre tant les perles de pensées s’élançaient à une vitesse ahurissante dans l’encéphale. La prise sur sa réalité lui échappait, filant entre les phalanges sans pouvoir s’y raccrocher. Distorsion des heures et jours dans un amalgame difforme frôlant la transe, le flot continu s’interrompit soudain alors que l’ombre d’une angoisse lui tenaillait les entrailles.

Dans un éclat de vitalité, l’enveloppe s’arracha au grimoire venu si aisément accaparer l’attention. Précipitation dictant les actes, le Fletcher passait de nouvelles étoffes, glissant une de ses récentes trouvaille dans la poche du jean avant de s’arracher du miteux logement appelé foyer sur  Bezoar Street. Quand bien de ses semblables auraient usité de leur don pour disparaître dans un craquement sonore, il s’y interdisait. Méfiance encore accordée à ce flux coulant pourtant dans l’ichor vital, Kai se refusait à user de la magie. Compétence approximative chez le gamin capricieux. Tête aussi dure qu’un Magyar à pointes, la baguette ne laissait parler son art timide qu’en de rares occasions. Le « à la moldu » privilégié autant que possible pour le Fletcher rejetant ce monde dans lequel on l’avait propulsé de force. C’est ainsi que les semelles heurtaient le pavé dans une précipitation notable, le cylindre de poison blanc férocement logé entre les lippes pour apaiser l’éternel chaos rugissant dans l’abîme. Un de consumé aussitôt délesté qu’un second venait trouver place contre les vermeilles charnues alors que les maisonnées se faisaient plus cossues. Faste dégueulant son indécence, narguant celui qui n’aurait jamais sa place parmi eux. Fletcher. Sang-mêlé. Traître à son sang. Insultes apprises sur le tard, infiltrant l’enveloppe, rongeant la carne d’un inconfort grandissant. Nouvelle bouffée de poison inspirée maintenue dans le torse. Deux. Trois. Quatre. Nuage opaque lui échappant dans un souffle plus apaisé alors que les contours de l’échoppe se dessinaient déjà à l’horizon.

A l’huis passé dans un tintement devenu familier, le museau s’emplissait de ces effluves lénifiant l’humeur. Reconnaissance intime de ces instants passés en sa compagnie à déguster ses créations, de celles de Maureen qui parvenaient toujours à le trouver dans les moments où il en avait le plus besoin, le calme résidait encore dans les lieux. Absence notable de la comtesse probablement affairée à guetter le moindre fait et geste du jeune Scamander, à moins qu’elle ait jeté son dévolu sur un autre des employés, l’assommant de ces longs discours dont elle seule avait le secret. Un bref soupir contenté lui échappa, les ambres déployant leur gourmandise silencieuse sur les quelques douceurs emprisonnées derrière leur écrin de verre avant d’être captées par la soudaine agitation émanant de derrière le comptoir.
Face au petit être familier l’accueillant d’un large sourire rayonnant, le Fletcher plia le genoux, ses paluches s’emparant des délicates mains de l’enfant. Le masque fendu par l’ombre d’un rictus uniquement réservé à l’innocence juvénile, le ton se faisait à l’image de la tendresse éprouvée au fond de l’abîme. « Princesse Sybil… » Surnom affectif usuel, elle ce petit ange échoué, cette douceur émanant de l’amie si chère. « Toutes mes plus plates excuses pour ce retard, veuillez accepter ce maigre butin en gage de mon respect. » Les phalanges partirent en quête du présent réservé à la jeune princesse, extirpant de la poche du jean une écaille iridescente d’Opaloeil précieusement confiée pour ravir la fascination enfantine. Face à l’émerveillement suscité, le masque se fendit plus visiblement d’un sourire attendri avant de reprendre son habituelle inclinaison rigide alors que l’enveloppe se redressait face à l’amie. « Désolé… J’ai été pris par ma lecture… Toujours partante pour qu’on teste ton livre ? T’as ptet besoin de fermer boutique avant ? » Demande à laquelle il espérait intimement recevoir un retour positif, les phalanges se perdant l’espace d’un instant dans la tignasse blonde de la petite. Nostalgie infiltrant le myocarde de cette époque où il contait encore et encore le même récit à Ollie pour tenter de s’extirper de leur condition. Ses esquisses aux couleurs feutrées recouvrants les pans de l’armoire en antre secrète. Tout cet univers leur semblait bien inaccessible, fantasmé sans oser y croire. Propulsion douloureuse, le squelette en portant encore les stigmates, l’envie presque viscérale d’y échapper obsédant chaque instant de la conscience.

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Ze peux re-goûter ? Siouplééééééé…

La voix flûtée s’élève de l’arrière-boutique où s’affairent trois silhouettes. L’une d’elles, haute comme trois Boursoufs et capable du même charme, supplie la seconde, fantomatique. Siouplé, siouplé, siouplé Princesse Madame !

À cette interpellation, on serait surpris de voir une légère lueur rosée s’imprimer sur les joues spectrales de Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière. Agnes a mis un temps pour le comprendre, mais Sybil semble l’avoir saisi d’instinct, le chemin du coeur de Madame la Comtesse passe par la route sinueuse de la flatterie. À moins que ce ne soit involontaire : l’enfant n’a que deux ans et quelques poussières, après tout. Comment pourrait-elle savoir ? Même si son regard clair laisse parfois entrevoir une sagesse qui surprend sa mère, cette dernière sait qu’il ne faut ni sous-estimer ni surestimer sa progéniture. Aussi sourit-elle avant de reprendre l’enfant : C’est Madame la Comtesse, ma chérie.

Laissez donc dire la petite, Annie corrige Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière, qui est bel et bien comtesse, mais qui est aussi et surtout ravie de l’attention que lui porte la bambine. Captivée par les robes éthérées de leur hôtesse, Sybil s’est trouvé une nouvelle passion : la suivre partout où elle va - ce qui implique un certain nombre de portes et de chaises prises en pleine figure, naturellement. Mais l’enfant est bien trop fascinée pour pleurer plus que de surprise, la douleur rapidement reléguée au second plan lorsque l’ancienne courtisane lui fait découvrir les fruits du travail de sa mère. Soufflé à la vanille, crème de fleurs de cerisier, bulles de sucre soufflé, ici la gourmandise n’est pas un vilain défaut ; elle deviendrait presque une qualité célébrée, en tout cas par la propriétaire, qui en a fait son affaire. Ressers-toi donc, mon enfant reprend la fantomatique Marie-Floralie, juste avant que la cloche qui annonce l’arrivée d’un visiteur ne tinte gaiement. Tartelette à la confiture de baies entre les doigts, l’enfant se retourne déjà, puis se précipite vers la source du bruit.

Mamaaaaaa, c’est Kaikaiiiiii ! Le pépiement devient gloussement lorsqu’il la salue. À son tour d’être la princesse, et de recevoir en hommage un bien joli présent, qu’il faut bien sûr présenter à sa génitrice dans un magnifique Regarde, Mama, Kaikai fait un zoli caillou !

Sybil, bunny… Tu as dit bonjour ? Et merci ?

Z’ai oublié… ‘Zour, Kaikai ! Merchi Kaikai ! s’exclame la blondinette, tartelette à moitié enfournée alors que les mimines collantes se referment sur le précieux objet. Tu n’étais vraiment pas obligé, tu sais… Et bonjour, Malakai sourit la jeune mère, de ce sourire qui dévoile ses dents inégales. Ne t’inquiète pas pour ça, Sybil est ravie d’avoir pu faire connaissance avec Madame la Comtesse en attendant ton arrivée. Tu dis au revoir, Sybil ? C’est l’heure de rentrer explique-t-elle à l’enfant, qui lance son plus beau Au vevoir, Princesse Madame !

Depuis l’arrière-boutique, la silhouette grise de la comtesse de Champignac-sur-Saône effectue une révérence que n’aurait pas reniée Marie-Antoinette elle-même, avant de disparaître en se fondant dans le mur le plus proche.

Toujours partante ! s’exclame la blonde, l’enthousiasme de sa fille déteignant irrésistiblement sur elle.

Quelques minutes plus tard, les voilà dehors. Derrière eux, le soleil pare les rues du village d’inimitables reflets dorés. La soirée s’annonce douce, même pour un mois de mai. Lorsque le trio parvient en vue de la petite maison située sur la berge du Dragonfly Canal, les yeux de la petite Sybil papillonnent sec. Tête posée sur l’épaule de sa mère, elle voit les rues sorcières devenir plus distantes à chaque pas, n’écoutant que d’une oreille les propos des adultes.

Raconte-moi, Malakai demande Agnes, qui a toujours autant de mal à appeler le jeune homme autrement que par son prénom complet, quels ouvrages étaient suffisamment intéressants pour te faire oublier le temps, cette fois ? Quel sujet a piqué ton intérêt ? Sujet qui les occupe jusqu’à ce qu’ils passent le seuil de la demeure Trelawney, jusqu’à ce qu’Agnes attrape l’une des innombrables peluches - elle jurerait que ces fichus machins se multiplient - de sa fille pour la glisser entre les bras de l’endormie. Couverture de crochet placée sur les épaules de l’enfant roulée en boule dans le canapé du salon, avant de se diriger vers la cuisine toute proche, où la bouilloire s’active lorsqu’elle agite sa baguette. Un thé ? Sers-toi, je vais chercher le bouquin, je reviens tout de suite !

Quête lancée, où donc a-t-elle bien pu laisser traîner l’ouvrage qu’elle a promis à Malakai d’explorer avec lui ? Il s’agit d’une trouvaille de grenier, le genre d’ouvrages un peu poussiéreux mais toujours aussi agréable à parcourir, souvenirs d’enfance qui remontent lorsqu’on ouvre les pages du livre d’aventure enchanté… Un cadeau reçu par l’une de ses sœurs, probablement, puis transmis jusqu’à lui parvenir - cadette de trois autres blondes, il n’était pas rare qu’elle hérite de leurs jouets, tout autant que de leurs robes et autres commodités. Elle pense un instant devoir grimper à l’étage pour trouver l’ouvrage dans sa chambre, mais non, le voilà, soigneusement placé sur la cinquième marche de l’escalier. Bien essayé… ne peut-elle s’empêcher de penser. Parce qu’elle sait ce qu’elle cache véritablement à l’étage, dans cette petite boîte dissimulée hors de portée de l’enfant. Parce qu’elle sait qu’elle pourrait si facilement se glisser dans sa chambre, prétexter un arrêt petit coin alors qu’il s’agit d’autre chose que de se repoudrer le nez… Pas maintenant. Demain, peut-être. Ou ce soir. Oui, ce soir, bataille si vite perdue face à l’addiction qui la ronge. Ce soir, elle glissera sous sa langue l’une de ces étoiles qui adoucit son sommeil et éveille ses rêves, qui l’éloigne de la peine et - croit-elle - lui permet de tenir bon alors que le monde semble vaciller autour d’elle.

Trouvé ! se réjouit-elle, peut-être un peu trop fort, peut-être un peu trop faux. Comment veux-tu procéder ? demande la blonde, sincèrement curieuse de voir comment Malakai s’embarque dans cette aventure dont elle n’a plus que de vagues souvenirs. Je t’explique un peu, ou bien tu connais déjà le procédé ?

Sur la table de la cuisine, posé entre deux tasses de breuvage fumant, les dorures un peu passées luisent sous le soleil mourant de la fin de journée. Princesse Tina au pays des Dragons annonce la couverture. Titre qu’il suffira de prononcer pour mettre fin à l’aventure…

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L’obsession se faisait galopante, reptile vorace rampant dans les limbes de la conscience, enserrant l’âme de sa prise éternelle, il demeurait discret récemment. Étreinte passagère, jamais trop étouffante pour lui laisser une once de liberté illusoire. Le gosse n’était pas dupe. Bien qu’étranger aux étiquettes accolées à ce mal lui rongeant corps et âme, il avait appris à en déceler les contours. Signes précurseurs d’une fascination ne laissant que peu de place à toute autre préoccupation, il profitait de l’accalmie, s’extirpant bien qu’avec réluctance des dégueulis de connaissances dans lesquels plonger lénifiait conjointement conscience et chair. Apaisement convoité avec férocité dans cet univers de violence où il gravitait tant bien que mal. La violence du quotidien frappant dur contre le squelette, rebondissant en flétrissures contre la carne sous les impulsions du père quand ça n’était pas les ambres qui se gorgeaient des spectacles sombres auxquels il assistait pour satisfaire les élans contrôlant d’un héritage familial répugné. Ce soir il s’évadait le gosse. Abandonnant Bezoar, délaissant le goût ferreux de l’ichor divin derrière les quenottes, la rage collée aux entrailles instiguée par les remontrances paternelles vomies, il s’enlisait dans une bulle de douceur promise.

Elle lui avait toujours fait cet effet. Délicate Agnes. Fascination aux intentions pures, chastes, elle s’était bien vite affichée en douceur sucrée venue apaiser les tourments ineffables. La présence délassante d’une amie à qui on s’imagine livrer jusqu’aux plus profonds secrets de l’âme sans en craindre le rejet et encore moins le jugement. Elle s’illustrait de gentillesse la fragile Agnes. Meilleure amie à qui il n’osait avouer toute son affection, le titre honorifique jalousement gardé dans les abysses de crainte qu’elle s’en gausse, qu’elle ne le prenne en pitié comme tous les autres. Il la qualifiait donc ‘d’amie’, rien de plus, aucunes fioritures accolées, pas d’inclinaisons spécifiques pouvant trahir le rang privilégié qu’elle habitait en secret dans les profondeurs de l’âme. C’était pourtant ses fréquentes incursions dans la pâtisserie, sa tendresse témoignée depuis les premières heures à Sybil, son soutien silencieux aux épreuves traversées, simple présence familière sans attendre de mots, les instants partagés dans la simplicité d’une présence affectueuse qui pouvaient le trahir. Percer à jour le statut privilégié acquis sans mal. Pourtant, le Fletcher se refusait à le lui confier tout comme bien des secrets demeuraient cloisonnés dans la gargue, viciant toujours un peu plus la quiétude illusoire qu’il s’échinait à faire transparaître. Ce soir il s’évadait.

Le genou à terre, rôle du preux chevalier pour servir sa princesse adorée, précieux petit ange choyé dès que l’occasion se présentait, les ambres guettaient goulument ses réactions. La douceur portée sur les traits du minois d’ordinaire si sombre, l’âme attendrie par l’innocence enfantine qu’exsudait la petite. « Ça me fait plaisir… »  Lâché en banale justification aux éclats de trésors peuplant son quotidien. « On est loin d’en manquer au parc. »  Un cadre d’émerveillements perpétuels dans lequel il savait ne pouvoir, pour l’heure, entraîner l’enfant, bien trop soucieux des dangers qu’il recelait pour espérer ravir les mirettes de la petite princesse.
Départ entamé sous les couleurs chatoyantes du déclin de l’astre solaire dans la vaste toile bleutée parée d’éclats pourpres, les labres s’affranchissaient avec un enthousiasme mesuré des connaissances fraîchement acquises. Un partage bien trop rarement effectué pour être qualifié de normal par lui, l’éternel taiseux. Âme discrète dont les seuls épanchements se faisaient quand l’obsession rongeait toute forme de retenue, muant la conscience en torrent agité que rien n’était à même d’entraver. Il en laissait apercevoir quelques bribes, bourgeons discrets dont l’éclosion lui grattait les tréfonds de la caboche. Pas pour l’heure. Pas encore.

« Je t’en sers un ? »  Proposition faite en retour une fois l’antre apaisante du foyer gagnée, habitude discrète du gosse Fletcher des murs de la maisonnée, des heures passées à jouer avec Sybil, de la quiétude d’une visite de courtoisie ou de soutien quand il devinait la peine gratter à sa porte en compagne cruelle. Il savait quels placards ouvrir, où pêcher ustensiles pour servir le breuvage, rechignant à se servir de la magie même dans les situations les plus triviales. Baguette en instrument boudé quand chaque sort s’illustrait désastreux au souffle avorté par les lippes. Probablement sa faute. Probablement le résultat d’une scolarité inachevée, d’un rejet viscéral du monde hérité et aussitôt haït par le gamin. L’attention happée par l’exclamation de l’amie, les prunelles accrochèrent la couverture usée, promesse de bien des aventures. Une curiosité pour lui l’amoureux des vers, l’âme toujours inclinée à se plonger dans une oeuvre aux promesses d’évasion délicieuses, la curiosité pavait les abysses. « Tu veux bien m’expliquer ? Je connais pas ce genre de livres… »  Banalité probable de ceux qui avaient la magie en héritage familial, aventures partagées avec les géniteurs quand ça n’était pas la fratrie qui s’élançait dans ces mondes colorés où seule l’imagination s’érigeait en limite poreuse. « Par contre… Rassure-moi, faut pas utiliser de magie une fois qu’on est à l’intérieur ? »  Seule crainte légitime, la peur de s’illustrer par son incompétence fronçant les traits du masque d’un soucis fermement ancré dans la chair. Il se savait étranger à leur monde. Pas à sa place. Pas vraiment sorcier. Pas vraiment moldu. Pas normal.

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Totalement aveugle aux mille préoccupations qui hantent l’esprit du Fletcher - préoccupations d’un autre monde, poids d’un nom auquel elle refuse de faire attention, parce qu’elle ne sait que trop bien à quel point certains patronymes peuvent être lourds à porter - Agnes revient dans la cuisine où l’attend son invité. Il a servi deux tasses d’un thé fumant dont elle a le secret, recette de famille qui fait la part belle aux douces fleurs de lavande, pétales venues de France et réputées pour leurs capacités à apaiser les esprits tourmentés. Non que cela lui suffise, désormais. Et une fois de plus, son esprit s’égare vers ces petites étoiles si peu légales, rangées hors de portée. Depuis plusieurs mois, Agnes est addict à ce produit que lui ont recommandé des amis bien intentionnés, ces pilules qu’elle n’était censée prendre que pour l’aider à trouver le sommeil sans penser aux disparus, sans que des visions plus violentes qu’à l’ordinaire ne viennent déchirer ses rêves.

« Pas d’inquiétude » commence-t-elle, prenant le temps de coller ses paumes à la porcelaine pour les réchauffer. « J’ai grandi avec celui-ci, fut un temps j’en connaissais presque les récits par cœur. Tu verras, c’est très simple : il suffit d’ouvrir le livre, et tu te retrouves projeté dans l’histoire. Pour en sortir, il te suffit de prononcer le titre à haute voix » explique-t-elle avec toute la sérénité que lui confère l’habitude. Et sa voix se teinte de nostalgie lorsqu’elle poursuit : « Je ne saurais pas te dire combien d’heures j’ai passées à m’évader dans ce genre de romans… Mes sœurs préféraient souvent la lecture, mais j’étais le genre d’enfant qui ne tient pas en place, alors c’était parfait pour moi ! Une aventure ou deux, et j’étais prête à aller dormir » glisse-t-elle dans un sourire, les yeux irrémédiablement attirés par la silhouette de la gamine endormie qui lui ressemble tant.

Car elle a beau se plaindre - rarement, et jamais à voix haute - des frasques de Sybil l’aventurière, Sybil la chasseuse de papillons et Sybil l’architecte des palais de sable, il n’en reste pas moins que sa petite fille est sa plus grande fierté. Son enthousiasme contagieux, son sourire asymétrique, ses colères homériques même, en tous points elle lui ressemble, miroir encore innocent auquel la jeune mère espère pouvoir éviter les outrages du temps. Elle veut à tout prix préserver la douceur de l’enfant, qui lui rappelle tant celle de Sebastian.

« Même si je dois avouer qu’avec le temps, mes souvenirs se sont un peu brouillés… Le titre indique des dragons, mais ça ne m’évoque rien. Je voudrais juste vérifier que c’est approprié pour son âge, tu sais ? »

Son inquiétude croise celle de Malakai, qui se préoccupe de choses autrement plus pressantes. Il a raison, le Fletcher, de garder les pieds solidement ancrés sur terre. Agnes souffre parfois de cette tendance, que l’on dit familiale, à s’égarer dans ses souvenirs ou ses pensées - déformation que peut encore accentuer la sollicitation intensive du don qui a fait le renom de sa dynastie. Car, partout dans le monde magique, on connaît les Trelawney. La réputation de la famille issue du Pays de Galles a dépassé les frontières de ce recoin du monde, et nombreux sont ceux qui ont voyagé pour bénéficier de leurs services. Agnes n’a pourtant rien à leur offrir : ses visions sont floues, à peine davantage que des éclats de voix et des traits coupants, comme tracés au fusain sur la toile de ses yeux fermés. Elle ne les contrôle pas davantage qu’elle ne contrôle le vent, et depuis qu’elle se soumet aux maudites petites pilules, elle perd ce maigre contrôle encore plus fréquemment qu’auparavant… Mais ce n’est pas là un sujet qu’elle souhaite aborder. Ni avec Malakai,  ni avec personne d’autre, tant elle déteste qu’on la prenne en pitié, que l’on ose s’inquiéter d’elle.

« Pas de magie, non ! Comme c’est conçu pour les très jeunes sorciers, c’est en général assez peu risqué, même si les récits poussent parfois le lecteur à confronter certaines peurs, comme le vertige, ou la peur de l’inconnu. Enfin, j’imagine que n’importe quel conte moldu fonctionne sur le même principe, mais je n’en ai jamais lu, et toi ? » finit-elle par répondre, posant un regard clair et curieux sur son ami.

Elle ignore presque tout de son enfance, réalise-t-elle soudain. Et peut-être n’a-t-il pas envie de s’étaler sur le sujet, au même titre qu’elle refuse d’évoquer son deuil ou ses autres soucis familiaux. Leur relation est avant tout emplie de moments lumineux, d’après-midis ensoleillés et de goûters partagés, et cela lui convient parfaitement. Aussi détourne-t-elle les yeux un instant, s’emparant de sa tasse pour en boire une longue lampée.

« Prêt à te lancer ? » reprend-elle après un instant, ouvrant le livre à la page de couverture, avant de lui rappeler « Le titre est Princesse Tina au pays des dragons, tu t’en rappelleras ? »

« Quand tu le sens, je te laisse prononcer les mots magiques » achève-t-elle dans un doux sourire, pointant du doigt la page où une initiale historiée indique le début du conte, qui commence comme toute histoire qui se respecte, par les mots Il était une fois…

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