temporalité du rp : avril 1955, dans un univers potentiellement beaucoup plus drôle que le nôtre

personnages concernés : Ignatius Crabbe, pirate intrépide et mage noir un peu stupide & Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière, comtesse inconstante et pâtissière désolante

trigger warnings : aucun à ce stade

intervention autorisée du mj : [ ] oui [X] non

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IN FOR THE KILL - 2021-2022

Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière, comtesse de Champignac-sur-Saône (Marie-Floralie, pour les intimes) était proprement scandaloutrée. Son employée avait posé un jour de congé, sans la prévenir et sans prévoir de remplacement, ce qui était tout à fait inadmissible. Parfaitement incompréhensible, aussi. Elle n’avait jamais eu à rabrouer la petite Trelawney, pas même pour ses distractions coutumières, yeux perdus dans le vague au lieu d’être fixés sur le four où cuisaient sans relâche gâteaux et tartes et autres babas au rhum, mais une faute pareille… Cela valait un licenciement, on ne l’y tromperait point. En France, on aurait demandé sa tête pour moins - beaucoup moins, Marie-Floralie s’en souvenait comme si c’était hier. Elle-même avait eu la chance de garder son joli chef sur ses épaules non moins jolies, mais il s’en était fallu de peu.

Inutile toutefois de ressasser les tragiques événements qui l’avaient si douloureusement séparée de ses monarques préférés - la Reine, surtout ; le Roi Croix-Vé-Bâton était nettement moins intéressant que son ancêtre Croix-Bâton-Vé, si l’on prenait la peine de demander son avis à Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière. Et si on ne lui demandait plus guère - c’était aussi cela, la vie d’un fantôme, personne ne prenait plus la peine de vous écouter vraiment - Marie-Floralie ne se privait guère de le donner. C’est qu’elle en avait, des choses à dire, pour qui voulait écouter. Elle avait vécu une vie absolument passionnante, pleine de rebondissements extraordinaires, et de dangers plus grands que nature. Alors franchement, expliquer à une petite voyante d’à peine vingt-sept printemps que la ponctualité et la communication étaient la base de toute relation… C’était en-dessous d’elle. Elle se contenterait de virer la Trelawney comme la malpropre qu’elle était, gamine ne daignant point lui montrer le respect que l’on devait à une comtesse, une proche des souverains français, une princesse de sang, et franchement…

Et franchement, la note que Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière, comtesse de Champignac-sur-Saône et grande râleuse devant l’Éternel, trouva sur le comptoir du salon de thé contenait toutes les politesses nécessaires. Et même un peu plus. Dans une calligraphie soignée, bien qu’un peu gâchée par une tache de chocolat au coin supérieur gauche, Agnes Trelawney y exprimait son regret renouvelé de ne pouvoir être présente en cette journée, et expliquait que son absence était motivée par le besoin d’emmener sa fille à l’hôpital Sainte-Mangouste pour des soins. À bien y repenser, la petite l’avait déjà prévenue, une semaine auparavant, et la veille aussi. Peut-être Marie-Floralie s’était-elle un rien emportée.

Toussotant pour mieux dissimuler son embarras face au commis de cuisine qui passait par là, Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière lui fit signe d’ouvrir les volets, marquant ainsi le début officiel de la journée pour le petit commerce du quartier chic de Godric’s Hollow. Et la porte ne fut pas longue à s’ouvrir : un client régulier, ami d’Agnes justement, passait l’huis avec toute la grâce d’un ours de cirque épuisé.

Mon très cher Monsieur ! s’exclama la propriétaire des lieux, ravie de revoir ce visage familier, bien que prise au dépourvu quant à son identité exacte - elle avait du mal avec les vivants, et puis de nos jours, leurs prénoms étaient si… compliqués ! Ils se ressemblaient tous, Johnny ceci ou Mary cela : Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière, au moins, c’était inoubliable.

Asseyez-vous donc, nous vous apportons le menu immédiatement - geste pressé mais néanmoins élégant à l’adresse du commis de cuisine, qui fila s’emparer dudit menu, la condition fantomatique de Marie-Floralie la privant de tels services rendus au client - et puis un thé, vous m’avez l’air d’avoir grand besoin d’être rasséréné.

Toute sa politesse était là rassemblée, présentée dans un français parfait, florissante langue d’un Molière qu’elle avait connu lorsqu’il n’était encore qu’un jeune marchand de tapis baptisé Jean-Baptiste Poquelin. Incompréhensible, bien sûr, pour qui n’avait ni l’oreille pour les langues, ni l’énergie pour les envolées lyriques de Madame la Comtesse… Mais politesse néanmoins, qui se poursuivit dans un flot ininterrompu, refusant de laisser le silence s’installer entre elle et celui qu’elle considérait désormais comme son invité - et de marque, s’il-vous-plaît. Nul autre type d’invité ne franchissait le seuil de son établissement, ce n’était pas un gourbi ici !

Mon cher, je ne peux que constater votre air fourbu. À cette détresse, je ne connais qu’un seul remède, celui d’une conversation bien entretenue ! Et puisque notre chère Agnes ne sait point être des nôtres aujourd’hui, acceptez que je vous tienne moi-même compagnie - demande formulée comme une exigence, force de l’habitude aristocratique ancrée jusque dans le langage, jusque dans le geste de s’asseoir sur le siège le plus proche. Ou plutôt, de léviter légèrement au travers de ce dernier.

Je me souviens commença Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière, étincelle naissante dans ses yeux translucides, oui je me souviens d’un jour durant lequel une fatigue herculéenne s’abattit sur mon pauvre corps transi, similaire à - ou pire, bien sûr, oui, sans doute pire que - la vôtre… C’était un jour de printemps, une journée parfaitement agréable sous tous les abords, mais il se trouve que j’avais un peu trop abusé des vins du Bordelais abrités dans la cave de Monsieur le Comte, et que la chaleur, soudain…

Mais vous savez ce que je dis toujours : S'il faut mourir, autant vivre à en crever acheva-t-elle d’un ton guilleret, quelques sept minutes plus tard. Entretemps - mais l’avait-elle remarqué ? Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière n’était point connue pour ses capacités d’observation - son interlocuteur avait sombré dans un sommeil mouvementé, paupières papillonnantes en guise d’avertisseur, non que Madame la Comtesse en ait aperçu le moindre battement, plongée comme elle l’était dans le récit des folles nuits versaillaises de son âge tendre.

Mais mon cher reprit-elle en anglais cette fois, toujours ignorante du patronyme exact de cet homme auquel elle s’adressait vous-même avez dû vivre de grandes aventures, ne pouvez-vous point m’en conter à votre tour ?

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En cette matinée ensoleillée, l’humeur se lénifiait aux fragrances printanières venues chatouiller la truffe. Exploration matinale alors que les pattes foulaient le pavé pour regagner sa pâtisserie préférée du village. Le Mulciber n’avait qu’une seule idée en tête : être proclamé meilleur père de l’univers par sa progéniture au bec sucré en leur rapportant les douceurs de la délicate Agnes. Tâche aisée en apparence. Simple promenade durant laquelle il pouvait se dégourdir les pattes et l’échine avec à la clef les viennoiseries de sa précieuse amie. Les rues désertes arpentées sous forme canine, l’enveloppe reprenait son costume initial avant de passer le seuil de la boutique aux effluves enchanteresses. Délices des sens et de l’âme, les lagunes cherchaient déjà le contour familier de la délicate fleur quand ceux éthériques de l’être accompagnant Agnes dans son quotidien s’imposa. « Madame la Comtesse… » Le soupir dépité restait logé dans la gargue, les labres empruntant plus le chemin du rictus de convenance que l’âpreté de la surprise.

La perspective d’une courte visite s’envolait au loin aux propos de la Comtesse, s’engageant vers la petite table indiquée, peu enclin à la contrarier pour l’heure. « C’est bien aimable de votre part. » Rabrouer l’être éthérique semblait une décision de mauvaise augure. Il suffisait de constater la déférence des employés peuplant la petite échoppe pour percevoir l’emprise du spectre. Un seul espoir vivotait encore pourtant dans la carcasse déjà usée des efforts à fournir pour endurer le plus posément sa présence. Le retour rapide de la jeune Trelawney. Seule perspective lui offrant patience et politesse pour subir l’épanchement dans lequel la Comtesse n’avait de cesse de se livrer. Pique gratuite, très certainement inconsciente à ce stade, glissant aisément sur la cuirasse du Mulciber, l’échine s’installa confortablement contre le dossier de l’assise. Il était là pour un certain temps.
Presqu’aussitôt, la fatigue vint sans surprise s’immiscer dans la carcasse, voile d’ennui s’abattant sur l’encéphale, un simple hochement de tête poli indiquait à l’ancienne pâtissière qu’il suivait le déroulé de son récit. Contenu l’éludant, insipide et monotone, les soupirs se cumulaient sous la cuirasse, engourdissant l’âme d’un sentiment devenu tristement familier. Progressivement, ses sens se dérobaient à lui. L’ouïe s’amoindrissait dans une faible cacophonie lointaine, le goût se nuançait d’âpreté, l’odorat en vague souvenir, la vision fut la dernière à s’évaporer.

Une profonde inspiration sembla soudain le ramener à la vie. Tiré brutalement d’un sommeil proche de la mort, les paupières papillonnèrent, la langue claquant contre le palais en réveil désespéré, il s’empara de la tasse face à lui. Si le liquide ambré s’annonçait en sauveur, dès l’instant où il glissa dans la gargue, un vieux réflexe paralysa l’enveloppe toute entière. Un peu plus et voilà qu’il rendait le contenu de son estomac sur la table. Du thé ! Non mais quelle idée. Une brève grimace traversa ses traits pour faire passer cette ignominie avant de tenter de déceler quel établissement avait bien pu oser lui servir pareil breuvage. Les prunelles s’habituaient péniblement à la luminosité environnante, décelant enfin quelques douceurs non loin de là et… Intéressant. Une semblable. A en juger par sa forme éthérique, visiblement pas assez futée pour oser se glisser dans la peau d’un hôte comme il avait si bien su le faire. Encore dénué de l’ouïe, il l’observait, fasciné, ouvrir et fermer la bouche tel un poisson hors de l’eau tentant de prendre une respiration qui se dérobait à elle. Diarrhée sonore se muant bientôt en dégueulis verbal. Il semblait enfin s’éveiller à une compréhension des mots déblatérés dans ce flot continu. Des prisonniers de guerres avaient craqué pour moins que ça. Par tous les Lochs mais c’est qu’elle ne s’arrêtait jamais de jacasser la bougresse. En même temps difficile de clouer le bec quand une bonne paire de soufflets ne l’atteindrait pas. Elle en trouverait même probablement matière à s’offusquer… Ces bonnes femmes alors ! « Morbleu ! J’ai le coeur qui syncope… Mais c’est que vous avez la langue bien pendue ma coquine ! Une chance que vous puissiez vous égosiller sans avoir à descendre cette pisse en excuse de thé qu’on a eu l’audace de me servir pour vous lubrifier le gosier. Enfin… Une chance… Pour vous, gourgandine. Pour nous autres c’est pas la même soupe. » Le dégoût imprimé sur les traits, il manqua de revenir à son thé avant que l’odeur ne l’en dissuade, reposant sans délicatesse aucune la tasse dans sa coupelle.

« Timonier ! » Exclamation claquant la soudaine lourdeur de l’air. Pas de réponse. « Oh ! Mathurin ! » Nouvel éclat de voix tonitruante en direction du pauvre garçon dont il pouvait apercevoir la tignasse hirsute. Le gamin jeta enfin un regard curieux en sa direction. « Oui, toi ! » La colère montait déjà dans son ton, l’index accusateur pointé sur la pauvre âme. Simple dureté dans le regard indiquant au gosse de rappliquer et fissa, le Crabbe poussa un profond soupir déjà éreinté. « Parbleu… Vous arrivez à supporter ces marauds sans en perdre la tête ?! Enfin… Vous m’avez compris. » L’oeillade s’était faite taquine, détaillant à peine son interlocutrice avant que son attention ne soit happée par l’arrivée précipitée de l’employé. « Un rhum, mon garçon. Hâte-toi ! » Pas le temps aux négociations, pas la place d’exprimer le moindre refus, il l’avait déjà renvoyé en cuisine d’un grand coup de paluche entre les omoplates, précipitant ainsi sa fuite. Fuite très certainement définitive en juger par l’empressement du gosse. Son attention se reporta à nouveau sur la pauvresse condamnée à une éternité d’errance et à se faire traverser impunément par des malotrus trop pressés pour prendre la peine de s’écarter sur son passage. Dans un éclair de lucidité soudain, les derniers propos lâchés par sa compagne lui revinrent.

Tels de vieux reflux gastriques, quelques bribes en reliquats des glorieuses expéditions de son passé dilapidé dans l’oubli lui remontaient dans la caboche mal faite, encombrée si vous lui demandez son avis, de l’hôte. L’humeur s’affolant d’une hardiesse en vieille compagne, c’est qu’il en avait vu des plus dangereuses, le besoin de partager l’émoi de sa nouvelle condition se faisait plus fort. « Oh ça… Par le passé j’en ai eu vécu des aventures, ma chère. Des mers et des océans j’en ai vus, parcourus, sillonnés même ! Des batailles épiques, des paysages somptueux sans jamais égaler ceux de l’Écosse, cela va sans dire, des saveurs exotiques à profusion sur le palais… Aaahhhh si vous saviez, ma chère, si vous saviez tout ce que j’ai vu et vécu. Maintenant, si je devais résumer ma vie aujourd’hui avec vous, je dirais que c’est d’abord des rencontres, des gens qui m’ont tendu la main, peut-être à un moment où je ne pouvais pas, où j’étais seul chez moi. Et c’est assez curieux de se dire que les hasards, les rencontres forgent une destinée… Une toute nouvelle existence s’offre à moi ! » Enthousiasme enflammant la carcasse, les phalanges revenant s’emparer de la tasse portée à sa bouche avant de s’en détourner pour la troisième fois avec une grimace écoeurée, les lagunes partant à la recherche du gamin aux abonnés absents. La contrariété sur le masque fut de courte durée quand il s’attarda enfin sur les traits bleutés fantomatiques du moulin à parole dont l’eau semblait s’être tarie. « Mais dites-moi… Vot’tête me revient là… J’vous ai déjà côtoyé ma chère… » Oui… Mais où et quand surtout ! Telle était la question !

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On croyait parfois que Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière, comtesse de Champignac-sur-Saône, était tellement obsédée par sa propre personne qu’elle ne remarquait ni les émotions des autres, ni le fait que ceux-ci avaient une fâcheuse tendance à lui manquer de respect. Ce n’était qu’en partie vrai : Madame la Comtesse avait un flair imparable pour le moindre manque de décorum, tout spécialement à son égard. Aussi apprécia-t-elle relativement peu les brèves politesses que daigna lui servir le Mulciber : des galapiats comme lui, elle en voyait dix à la douzaine, trop pressés de venir s’empiffrer de pâtisseries que pour avoir la décence d’être véritablement poli. Ah, de son temps, on savait y faire ! Les courbettes élaborées et l’étiquette rigoureuse de la cour de France lui manquaient parfois terriblement - lorsque ce n’était pas sa folle jeunesse passée en mer qui revenait la hanter, comble des combles pour un fantôme qui ne vivait même pas dans un grenier.

Pour ce qui était des émotions des autres, toutefois, on avait parfaitement raison : Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière s’en contrefichait comme de sa première dent. Aussi ne remarqua-t-elle pas que son interlocuteur, en bon malappris issu d’un siècle qui n’avait que faire de l’étiquette, s’était assoupi. Elle remarqua néanmoins son réveil, et comment aurait-il pu en être autrement ? Les billevesées qu’il débita en l’interrompant de manière pour le moins brutale eurent le mérite de lui clouer le bec pendant à peu près trente secondes. Osait-il véritablement la traiter de… de gourgandine ? Dans sa propre boutique ? Elle ne vendait point son corps, mais de délicieuses pâtisseries ! Mais avant qu’elle n’ait pu répliquer de manière parfaitement adaptée, spirituelle sans être vulgaire, fière sans être sèche et seigneuriale sans prendre le risque d’être décapitée par cet étranger qui soudain l’effrayait un rien, l’homme se mit à beugler tel une corne de brume mal embouchée. Un employé à la mine terrifiée - ha ! Elle n’était donc point la seule à trouver l’homme à ses côtés rustre et impressionnant ! - apparut devant eux, avant d’être aussi sec renvoyé en cuisine avec une commande qui ne correspondait guère aux standards de Madame Guillotine. Et cette dernière n’en menait pas large, mais tenta tout de même de reprendre la main en glissant d’un ton apaisant Je sais ce qu’il vous faut… Une pâtisserie ! Savez-vous ce que tout le monde aime ? Le clafoutis. Avez-vous déjà rencontré quelqu'un à qui vous dites : « Fais péter le clafoutis ! » et qui répond : « J'aime pas le clafoutis » ? Le clafoutis c'est exquis ! J’en ai servi aux plus grands, le roi lui-même en raffolait : le clafoutis c'est quand même le truc le plus clafoutant de cette fichue planète, disait-il toujours !

Mais l’autre ne l’écoutait guère, déblatérant déjà le récit de ses voyages marins en réponse à la question qu’elle lui avait posée - et qu’elle avait déjà oubliée. Elle l’observait, cependant, admirant les traits burinés de l’homme, plongeant dans ses yeux à la douce tristesse si émouvante, notant les petits détails gravés sur sa peau par le temps et les intempéries. Le manant était manuel, point de doute là-dessus : il en avait les épaules charpentées et le vocabulaire qui lui rappelait…

Par les coucougnettes du grand Chacal ! Que les crocodiles me croquent si ce n’est pas le preux capitaine Crabbe qui me fait l’honneur d’une petite visite ! Pardonnez-moi donc, capitaine minauda-t-elle lorsqu’il s’interrompit enfin, glissant un bras spectral jusqu’au sien, déposant le bout de ses doigts fantomatiques sur le dos de sa main je ne vous avais point reconnu ! C’est que… Pardonnez-moi encore - tant de politesse était hautement inhabituel dans la bouche de Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière, comtesse de Champignac-sur-Saône et petite impertinente que la noblesse rendait très franchement irrespectueuse de ses semblables - vous avez… changé, depuis notre dernière rencontre ! Notez que… Moi aussi ne put-elle s’empêcher d’ajouter, tournoyant sur elle-même pour mieux lui faire admirer la taille de guêpe engoncée dans des jupons trop volumineux pour les temps qui couraient.

Mathurin, mon petit reprit-elle, cette fois à l’adresse du pauvre commis de cuisine qui venait de sortir des cuisines effaré comme un lapin face au renard Un second verre de rhum, et deux parts de clafoutis, pour Monsieur et pour moi commanda-t-elle de son meilleur ton aristocratique, oubliant une fois de plus qu’elle ne pourrait consommer ce qu’elle demandait. Puis vous fermerez boutique, le Capitaine et moi-même avons à causer.

Mon cher reprit-elle, son ton un degré ou deux plus frais que devant l’employé, une fois ce dernier parti par la porte d’entrée, trop content d’abandonner sa patronne givrée et son ami encore plus timbré qu’un hibou postal, qu’avez-vous à dire pour votre défense ? demanda Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière, comtesse de Champignac-sur-Saône et pirate par intermittence. C’est qu’elle avait des souvenirs moins que gracieux de leur dernière rencontre. Ou plutôt, de leur dernier au revoir… Le malotru l’avait abandonnée sur une île déserte, confiant son sort aux cocotiers et au soleil d’été. Et le fait qu’on ait déjà vu pire prison - à vrai dire, Marie-Floralie elle-même avait déjà expérimenté de plus désagréables geôles - n’avait rien fait pour adoucir la colère qui gonflait à présent son coeur, rancoeur vieille de plusieurs siècles mais néanmoins prête à exploser avec toute la fraîcheur du printemps qui venait de débuter.

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A n’en point douter, y avait dragon sous gravillon, occamy dans la théière et les rats avaient abandonné la chaloupe. Pour résumer : le rhum avait été mal épicé. Eau de mer infiltrée dans la bouteille ou fût pourri… Ou les deux… Par un étrange hasard il se retrouvait dans ce caboulot douteux en compagnie d’une gourgandine plus pâle que l’écume, sans mentionner le fait qu’elle avait de toute évidence cassé sa pipe depuis belle lurette, jactant une litanie soporifique si même l’hôte avait jugé bon de s’assoupir pour y échapper. Traquenard ! Le capon allait payer pour sa duperie. Sentiment s’intensifiant à mesure que les sens lui revenaient, la gargue envahie par l’amertume de l’odieux breuvage qu’on avait osé lui servir. A lui ! Ignatius Crabbe le terrible ! Quel culot ! Il avait fait des veuves et orphelins pour moins que ça… Lui présenter du thé… Et cette bonne dame qui n’avait de cesse de l’assommer… Parbleu c’est qu’on souhaitait une seconde fois sa mort. A moins qu’il s’agisse là d’une obscure tentative d’exorcisme dont il n’était point au fait… Dans le doute, autant prendre les devants. Tirade salvatrice parvenant par on ne sait quel miracle à lui couper le sifflet, l’espérait-il. Le bougre toujours magnanime, du moins aimait-il le penser, entreprit de s’enquérir auprès d’un des employés qu’on lui fasse parvenir un rhum. Breuvage ô combien classique, presque rudimentaire si vous lui demandiez son humble avis, il s’avérait peu enclin à accepter aucune forme de protestation. Après tout, quel établissement digne de ce nom ne disposait pas d’au moins une bouteille de rhum dans ses placards ?!

La demande enfin formulée, le mathurin parti en quête de son précieux nectar ambré, il ne fit que peu de cas, comprenez par là la sourde oreille, de ce qu’il prit par défaut comme des jérémiades venant de sa compagne de tablée. Flot continu dans lequel elle semblait s’être à nouveau lancée, le Crabbe décida d’en faire tout autant. Après tout, pourquoi la vomissure de sottises serait-elle réservée aux bonnes femmes ?! Un peu d’égalité dans ce bas monde, morbleu ! Lui aussi avait droit de s’exprimer quitte à couvrir le son de son couinement en haussant le ton. C’est qu’elle avait encore du coffre pour un ectoplasme ! Quand s’était-elle exactement arrêtée de jacasser ? Point d’idée. Pensez-vous, Ignatius Crabbe était un féministe dans l’âme mais n’allez pas non plus lui demander de faire attention aux moindres faits et gestes de ces dames. Ô que non malheureux ! Il avait bien mieux à faire que de prêter attention aux lubies féminines, encore moins de les écouter sérieusement. C’est qu’il y avait plus important que de théoriser pendant des lustres sur la couleur idéale des chiffons… Ou qu’importe le sujet qui la faisait autant brasser le vent la traversant gaiement.

Toutefois, un élément semblait bien retenir son attention. Les prunelles prenant enfin le temps de la détailler pleinement, une vague sensation de déjà vu l’assaillait d’un inconfort grandissant. Malaise devenu urticaire à l’instant où ses labres laissèrent une fois de plus échapper cette mélopée bien trop familière pour être pleinement ignorée. A moins que ce vieux réflexe de ne pas y prêter attention était un indice après tout…? Ses expressions, les détails fantomatiques imprimant délicatement ses traits à peine décelables. Que la fée Morgane apparaisse sous ses lagunes et lui colle une bonne paire de soufflets… « Parbleu ! Madame la Comtesse Notre-Dame et tout le tintouin ! » Exclamation lâchée dans un éclat tonitruant, un simple frisson lui hérissa le derme au contact spectral déposé sur sa main, le choc mêlé à l’amertume ne quittant plus ses traits. De tous les établissements dans lequel ce maraud avait pu le traîner, il avait fallu qu’il en choisisse un où le spectre d’une de ses anciennes partenaires d’aventure avait élu domicile. « Ça pour avoir changé… J'vous avais pas reconnue enguirlandée de la sorte dans tous vos jupons. » Remarque, ou critique à peine voilée si vous préférez, à sa parade nuptiale éthérique de guimauve nuageuse insaisissable.

Empêtré dans l’échafaudage d’un plan destiné à s’extirper de cette situation épineuse sans écoper d’un spectre dans son sillage, distraction lui fut offerte par celle-là même qu’il tentait de fuir. « Mais en voilà une idée ! » S’exclama-t-il d’un enthousiasme explosif, le poing s’abattant lourdement sur la table, animant le service à thé de tremblements dangereux. « C’est qu’le bougre a pas jugé bon de s’envoyer quoi que ce soit encore dans le gosier… Alors si vot’clafoutis élève le niveau de cette abomination… » Maigre coup d’oeil au liquide insipide encore fièrement logé dans son écrin de porcelaine intact « me faudra probablement récurer votre gamelle par la même occasion. » Coup de coude élancé dans sa direction manquant de froisser les étoffes éthériques, l’enveloppe s’immobilisa un instant, jaugeant la maladresse de son acte avant d’hausser les épaules, le masque se parant d’un rictus moqueur. Bien trop préoccupé par l’arrivée des maigres victuailles supposées le sustenter, il n’en avait pas senti le ton se nuancer, ni même les reproches arriver. C’est qu’il en avait vu des jupons défiler sur son rafiot, des mégères beugler leur inconfort, ou leur satisfaction, sous les houles malmenant leur frêles carcasses mais des comme la Comtesse… De cette espèce là on en faisait pas des fournées entières. Une exception dans sa catégorie. La part de clafoutis entre les paluches, se délectant déjà du sucre heurtant son palais vorace, il daigna enfin lui prêter attention. « Pour ma défense ? » Ignorance immédiate des événements qu’elle semblait évoquer avec une pointe d’amertume, ou du moins pour ce qu’il parvenait à en déceler sur son visage fantomatique, les phalanges partirent en quête de son godet aussitôt descendu. Tentative d’y trouver dans le fond quelques souvenirs échoués, il ne fit qu’en exacerber sa soif. « Savez, z’avez bien changée depuis la dernière fois, ma coquine ! Vous avez, comme qui dirait, perdu quelques couleurs… Sans mauvais jeu de mots, en tout bien tout honneur, très chère. » Le rictus se gorgeait de malice, nouveau réflexe élancé pour lui foutre un coup de paluche sur l’épaule bien vite avorté avant d’engloutir la fin de sa première part, lorgnant déjà sur celle face à lui. C’est que c’était pas mauvais ce qu’on servait par ici… « Z’avez ptet avalé votre gaffe mais au moins z’avez votre tête sur vos épaules donzelle et le sifflet jacte toujours autant on dirait… » Peut-être même plus que dans son souvenir ? Possible. Après tout, et est-ce bien nécessaire de le rappeler, Ignatius Crabbe daignait à peine écouter quand on lui parlait, encore moins quand cela venait d’une damoiselle. « Alors, Cerise. Si vous m’racontiez plutôt comment qu’vous avez perdu votre noyau ! » Sans plus de cérémonie, il se reversait un verre d’ambre liquide aussitôt englouti avant de s’emparer de la part réservée à la comtesse. On ne gâche pas une aussi bonne part de clafoutis voyons ! Sacrilège !

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Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière n’avait pas toujours revêtu d’aussi splendides atours. Fut une époque, on l’appelait la Cerise, sans autres fioritures, et sa simple présence sur un bateau faisait trembler dans leurs bottes tous les matelots. Sans doute parce que ces derniers craignaient son tempérament volcanique, davantage que ses aptitudes en matière de piraterie - mais la comtesse de Champignac avait la mémoire sélective. Elle se rappelait pertinemment la fin de cette aventure, le soleil écrasant qui avait manqué de transformer sa peau en un cuir rougeaud et distendu, le sable entre ses orteils, entre sa peau et la toile rugueuse de ses vêtements. Elle occultait néanmoins volontiers les engueulades homériques qui l’avaient menée sur cette île ; la rage sans doute bien justifiée du capitaine pirate qui avait décidé que ses esgourdes et son ego avaient assez souffert.

Appelez-moi donc Cerise, mon cher… Ignace ? Deux siècles plus tard, les patronymes lui échappaient, et qui donc pouvait en être surpris ? Elle avait récemment croisé un autre spécimen de Crabbe, friand de ses pâtisseries - la dent sucrée devait être de famille - et admirateur de belles dames - bien que ses propres courbes l’aient laissé indifférent, l’attention portée toute entière vers une certaine Mona à laquelle il rédigeait des poèmes avec l’ardeur des amoureux transis. Il faudrait qu’elle en touche un mot au capitaine, n’était-elle pas elle-même une chantre des bonnes manières ? Même si cela n’avait pas été le cas, Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière n’aurait pour rien au monde manqué d’étaler la magnitude de son carnet d’adresses. C’est qu’elle recevait du beau monde dans son établissement ! Depuis l’exode londonien, les plus grands noms du siècle venaient prendre le goûter ici, régalant leurs papilles accoutumées aux saveurs les plus délicates.

Avant de discuter famille, toutefois, demeurait la petite - pas si petite - matière de leur dernier au revoir. Ignace, ce malotru, avait abandonné celle qu’il avait pourtant maintes fois surnommé ma petite pomme duchesse d’amour - bien qu’elle ne soit que comtesse, mais qui donc aurait osé corriger un homme pareil ? C’était un coup à risquer la planche ! Il l’avait laissée à se morfondre sur une île certes paradisiaque, mais bien éloignée de toute tentative de civilisation. Et Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière n’entendait pas se laisser emberlificoter par les prétentions de flatteries du capitaine.

Je vous en donnerai, des couleurs, espèce de gougnafier ! lança-t-elle, évitant par réflexe le coup de paluche que cherchait à lui flanquer l’animal, gage d’une camaraderie disparue depuis près de 200 ans. Oh, la tape n’aurait su porter, traversant son corps à présent fantomatique comme si elle n’était rien de plus qu’une brise passagère… Mais tout de même ! Non, s’il voulait à nouveau tâter de ses délicieuses formes - certes engoncées dans une robe aux arceaux imposants, et certes toujours aussi éthérées qu’un instant auparavant - Crabbe avait quelques excuses à formuler.

En lieu d’excuses, toutefois, voilà que le goinfre ne daignait que s’empiffrer, faisant disparaître deux parts de son meilleur clafoutis dans un gosier copieusement arrosé, le tout en moins de temps qu’il n’en fallait pour dire Champignac-sur-Saône. Mon… noyau ? Oh, Ignace soupira la cyclothymique comtesse, si vous saviez tout ce que j’ai vécu, après que notre histoire se soit achevée ! Mon noyau, comme vous dites, a bien failli rouler lors de la glorieuse Révolution ! D’autres que moi y ont laissé leur peau  tandis que je me réfugiais sur ces côtes ingrates, loin des raffinements de la capitale, loin de tous ceux que j’avais un jour connus !

Pas de doute, l’aristocrate défunte avait un goût pour le dramatique. Son récit s’accompagnait de mines de circonstances, qui n’auraient pas choqué dans une compagnie de théâtre locale - le genre dont les membres viennent tous du même village, et ne sont clairement pas comédiens au quotidien. Sa dernière expérience sur les planches remontait à une époque révolue, mais elle pouvait se vanter d’avoir été plus que familière avec le grand Poquelin lui-même… Mais là n’était pas le sujet.

La douleur de l’exil n’était rien, cependant, comparée à ma peine lorsque j’ai vu votre navire s’éloigner, m’abandonnant sur les rives autrement plus pittoresques de… Ta-hi-tou ? Ti-ha-ta ? questionna-t-elle, pointant un doigt spectral mais accusateur vers la poitrine du capitaine qui l’avait si lâchement laissée derrière pour mieux reprendre la mer. Et à ce sujet, mon bonhomme, je veux et j’exige d’exquises excuses ! Sinon, le clafoutis, c’est fini !

Personne ne ridiculisait Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière, comtesse de Champignac-sur-Saône. Personne. Pas même un ravissant capitaine au regard de braise et aux abdominaux d’acier.

Alors, mon petit baba au rhum ? s’enquit d’un ton joueur l’éternelle girouette émotionnelle. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

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Le bougre en avait écumé des océans, parcouru de vastes déserts bleus aux étendues d’eau salée dont les reflets finissaient par rendre fou même le plus expérimenté des matelots. Il en avait essuyé les tempêtes, dompté les courroux pour se maintenir à flot en dépit de la fureur des éléments mais malgré les horreurs dont il avait été témoin, rien n’avait été à même de le préparer à l’ouragan d’une donzelle courroucée. Encore moins quand elle répondait au sobriquet trompeur de ‘la Cerise’. Douceur contre le palais, friandise des prunelles qui découvraient pour la première fois le profil flatteur de la gourgandine, ils décriaient tous à peine la gargue avortait ses chants de sirène. Sirène ou harpie… Elle semblait osciller entre deux eaux la Cerise. Charme indéniable qui les inclinait tous à la convoiter, colères aussi explosives qu’une eau tropicale pour repousser jusqu’aux plus téméraires. Pas lui. Pas Ignatius Crabbe le terrible ! Il n’allait tout de même pas ployer face à une bonne femme ! C’est qu’il s’y était frotté à plus d’une reprise à la Comtesse, et pas toujours de gaieté de coeur… Le forban savait se sacrifier pour le bien-être de son équipage. Toutefois, un siècle plus tard, ses matelots ayant tous passé l’arme à gauche, il n’avait plus personne à protéger du courroux de la silhouette vaporeuse de la Comtesse si ce n’est lui-même. C’est qu’il ne pouvait même plus l’apaiser comme au bon vieux temps la coquine !

« Parbleu ! Mais c’est que la mémoire vous fait défaut ma coquine ! Ignatius ! Ignatius Crabbe ! » Ignace… Comment osait-elle ?! Les traits pris d’un froissement bougon, les lagunes ne daignaient plus franchement la scruter, laissant la gargue éructer une nouvelle pique dont il avait le secret. « J’vous dirais bien ‘pour vous servir’ mais… Z’avez comme qui dirait plus grand chose à vous faire servir ma chère… » Rictus salace étirant les lippes, l’humeur ne restait jamais bougonne bien longtemps avec la Comtesse. Elle avait toujours eu du répondant, pas quelque chose que le trépas n’avait été à même de lui extirper, il fallait bien le lui accorder… Fort heureusement pour le forban, la nature l’avait doté d’un sens aiguë de la répartie, bénédiction s’illustrant bien souvent en vicieuse malédiction quand il ne parvenait à en usiter raisonnablement. Effets néfastes s’abattant fréquemment sur le cuir du matelot sans qu’il ne daigne pour autant remettre en cause ses paroles et agissements. À quoi bon ?! Introspections aisément reléguées à plus tard, une fois n’était pas coutume, les victuailles se présentant en distraction parfaite pour les entrailles rugissant leur famine.

La gargue poursuivait ainsi son oeuvre, déblatérant ses inepties avant d’entrecouper les vomissures sonores de quelques bouchées et gorgées chargées. Point de place à la délicatesse quand l’appétit se faisait vorace, quand la faim comme cultivée depuis des décennies cognait contre le squelette. L’enveloppe épuisée rappelait sa présence, hurlait sa lutte entre deux entités, conscience partagée dans l’absurdité d’un vécu transitoire. Il s’en gaussait bien le fourbe, profitant de chaque instant grapillé, offert par un esprit éreinté pour simplement exister un peu plus longtemps. Sentiment en secousse électrique dans la carne, les vieilles habitudes revenaient galopantes, l’inclinant dans ces réflexes illusoires à présent que la Cerise n’était devenue que mirage. « Tsss… Z’êtes une sacrée polissonne… Rien n’a changé, hein ! » Rien mis à part le plan d’existence sur lesquels ils se situaient à présent. Écart creusé. Choix délibérés pris par l’un comme l’autre. Pour rien au monde il ne la rejoindrait à nouveau, pas même pour ses beaux yeux voilés à présent d’azur.

Le sucre se heurtant contre le palais lui faisait oublier bien des choses, à moins qu’il ne s’agisse de sa conscience épuisée qui lui jouait des tours… Allez savoir. Le vieux loup des mers préférait ainsi éluder l’amorce des remontrances entamées par la Cerise pour s’enquérir plutôt des causes de son ‘état’. Grave erreur. Soupir bruyant avorté de la gargue en témoin de l’ennui qu’elle lui éveillait déjà, l’époque des baisers imposés pour lui couper le sifflet semblait presque agréable tant il se retrouvait à présent démuni. Condamné à l’écouter piailler inlassablement. Pauvre bougre, il avait éveillé l’ouragan Cerise. Dépression cyclique aux vents changeants avec une rapidité telle qu’elle le laissait toujours interdit face aux manoeuvres à opérer pour ne pas prendre l’eau. « Ignatius ! » Prit-il soin de la corriger pour la énième seconde fois. Un nouveau râle éreinté lui arrachant le gosier en protestation. « Ignace… Vous m’prenez pour un de vos grailleurs de grenouilles ma douce ? Un peu de respect voyons… » Il avait vaguement eu vent de ces histoires de révolution sur le continent, échos lointain quand la faucheuse était déjà venue l’étreinte de sa morsure glaciale. Désintérêt pour ces fourbes de français exacerbé à mesure que la fabrique du temps se délitait, alimenté par les simples rappels d’une vie passée dont on l’avait bien trop vite arraché.

Aux paroles de la Comtesse, les images affluaient à nouveau, se mêlant dans un doux miroitement lumineux aux effluves épicées du rhum rampant sur le palais. Un maigre rictus ourlant les lippes teintées par les victuailles englouties, il s’enlisait dans le confort de souvenirs bien trop lointains. « Tihetou ma chère ! Tiiiiii-heeeee-touuuuuu ! » Correction jugée nécessaire, pas plus exacte que les tentatives de la donzelle mais avec l’assurance d’un écumeur d’eaux profondes, autorité difficilement contestable. Sauf quand on portait pour patronyme Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière. Là c’était une toute autre tisane dont le matelot tentait encore de passer maître en la matière. « Des excuses… » Éclat d’un rire gras perçant les morceaux de clafoutis grossièrement avalés entre deux exclamations. « Manquez pas de souffle vous ! Comme quoi… Les miracles semblent possibles, surtout avec vous hein… » Coup de coude élancé une nouvelle fois stoppé en plein élan, un simple grognement de frustration s’arrachant aux labres pincées de l’agacement qui commençait à poindre au fond des entrailles. « J’en dis que même sans vot’ noyau z’avez pas songé à vous fourrer que’qu’chose là d’dans hein, an tuirc bheag agam… » 'ma petite dinde…' Sobriquet des mauvais jours, de ces temps où elle amenuisait son absence de patience, où les appels stridents devenaient couinements insupportables aux écoutilles fatiguées du loup des mers. « C’était ça ou vous vendre contre deux livres et trois pences dans le premier port où on aurait accosté. Vous devriez plutôt me remercier que de m’accuser de la sorte, ma p’tite pomme… Sans moi allez savoir… C’ptet la gonorrhée qui vous aurait coupé le sifflet si ce n’est pas pire… » Le minois appuyant ses propos d’un sérieux troublant. « De quoi m’offrir une nouvelle part de vo’t clafoutis, pensez pas ?! »

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Ignatius, Ignace… C’était très franchement du pareil au même pour la Cerise, impitoyable corsaire et pâtissière hors pair - preuve s’il en fallait encore que l’on pouvait parfaitement avoir plusieurs hobbies, au cours d’une vie bien remplie. Le gougnafier, dont le patronyme exact importait peu, faisait étalage d’un caractère qui en d’autres temps lui aurait valu de vertes réprimandes. Mais, comme s’en plaignait régulièrement Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière, comtesse de Champignac-sur-Saône et championne des bonnes manières, le respect était tragiquement trépassé. Et, dans son opinion, il était mort le même jour qu’elle. Depuis son passage à l’état spectral, l’éthérée comtesse avait souffert sans répit de l’impertinence de ses congénères humains. Et tout cela, sous prétexte qu’elle ne pouvait plus leur flanquer une raclée à coup de canons longue portée, ou de bouteilles de champagne brisées… C’était effarant, vraiment.

« Il est vrai que, fussiez-vous français, vous eussiez de bien meilleures manières » s’emporta-t-elle à la mention des mangeurs de grenouilles. « Et une meilleure appréciation de ma cuisine ! » N’était pas Orion Flamel qui voulait : le goûteur attitré de ses meilleures délicatesses - non, pas celles-là, bande de petits malins - était en effet issu de cette patrie qui parfois manquait terriblement à l’illustre patronne. Et il disposait d’un langage autrement plus fleuri que celui du rustre qui avait eu le culot de survivre aux siècles sous forme incarnée. Par quel miracle l’impudent était-il encore doté de chair, alors qu’elle-même n’était plus que voileries à peine visibles ? C’était par trop injuste !

D’autant plus que, loin de présenter de quelconques excuses - qui n’avaient aucune chance d’être exquises, pour le plus grand désespoir de la fantomatique donzelle - le forban s’empêtrait dans ses corrections et ses récriminations. Et si l'inénarrable comtesse de Champignac-sur-Saône pouvait prétendre un temps à l’innocence, même sa pâleur spectrale ne résista pas au scandale des mots du capitaine. « Ohé, ohé, capitaine… Avez-vous raison abandonné ? »

« Personne n’a rien fourré dans personne, je ne vous permets point d’ainsi causaillonner ! Et si vous croyez que j’ai oublié vos trois pathétiques mots de gaélique… mo nathair mhara vous vous trompez lourdement » corrigea-t-elle, alors même que ses bajoues fantomatiques s’illuminaient d’un rouge discret. Son serpent de mer, ainsi avait-elle surnommé le capitaine dont elle avait plus d’une fois… disons chassé le kraken. Parce que tout de même, entre la Cerise et son capitaine, si ça avait beuglé pendant des nuits entières, ça n’avait pas toujours été pour cause de discussions enflammées sur la direction à prendre ou sur le prochain navire à courser. Les passions du pirate l'avaient gardé éveillée plus d’une nuitée, et leurs réconciliations sur l’oreiller n’avaient eu d’égales que leurs disputes monumentales.

« Je ne vous aurais jamais laissé me négocier, vous le savez pertinemment, mon petit serpent. Et surtout pas pour un prix aussi ridiculement bas ! » Elle geignait, mais dans le fond, revoir le loup de mer lui faisait un petit quelque chose au fond des entrailles qu’elle n’avait plus. Ca éveillait chez Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière un sentiment assez proche de la nostalgie, que de recroiser ainsi la route d’un amant d’antan. « Et si vous croyez que vous pouvez me faire danser au son de votre flûtiau à nouveau… Oh non, mon cochon, j’en ai vu d’autres ! Et je ne prendrai pas la mouche pour si peu » expliqua-t-elle, s’embourbant quelque peu dans ses métaphores animalières.

« Je vous resservirai… Seulement si vous me révélez votre vilain petit secret » tenta-t-elle de négocier, cherchant par la force de l’habitude à retourner la situation à son avantage. « Parce que vous êtes trépassé, bel et bien boucané si vous me permettez l’expression… et pourtant, vous ne semblez pas souffrir des outrages du temps de la même façon que moi ! Comment se fait-ce ? » s’enquit finalement Marie-Séraphine-Floralie-Hélène-Cerise de Notre-Dame Chancies du Jousselinier Senestre lez Castiche de l’Auberivière, comtesse de Champignac-sur-Saône et incorrigible fouineuse.

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